Avril
1994 des rwandais massacrent à la machette des centaines de milliers d’autres
rwandais. Une hécatombe ! Quelques années après, au fusil d’assaut cette
fois, des rwandais massacrent à nouveau des centaines de milliers d’autres
rwandais. Ça recommence ! Ces deux épisodes, dont en commémore les vingt
ans du premier (génocide tutsi), les plus graves manifestations de la violence identitaire
en Afrique, totalisant chacune près d’un million de victimes, semblent ne pas
avoir assez torturé les consciences endormies des nègres d’Afrique. Autrement,
à la place de l’incurie que n’ont pas balayée des crimes d’une telle ampleur,
la culpabilité, la stupéfaction et la terreur hanteraient les esprits du simple
fait que ces choses sont arrivées près de chez soi. Ni dégoutés, ni effarouchés,
ni culpabilisés par le souvenir de tant d’horreur, les Africains, faute de
s’interroger sur ce qui a permis qu’on se vautrât sans retenue dans tant de
laideur - de sorte que connaissant les cause, on s’attarde à éviter leur
conjonction- , n’abandonnent pas leurs mauvais réflexes. En cas de tensions
sociales aigües, ils se rangent en faction ethniques ou religieuses, et
recommencent à semer la mort à grande échelle parmi leurs concitoyens, quitte à
les occire jusqu’au dernier spécimen. L’actualité nous le montre, les passions,
toujours en veille, une fois attisées, tel Ajax dans la tragédie de Sophocle, cèdent
à l’hubris et son cortège de ravages.
Sauf que cette fois, les victimes de cette fureur insensée ne sont pas des
bestioles, mais des hommes, nos semblables.
Or, éprouver
de la honte et de la culpabilité, n’est possible que si scrupules et sens des responsabilités
sont intacts. Gravement endommagée chez les Africains, la notion de
responsabilité se limite à la recherche de coupables, à s’ériger toujours en
victimes. Des boucs émissaires tout désignés déchargent de l’impératif
d’ausculter ses propres fautes. Dans ce cas, le difficile et sérieux examen de
soi, sans quoi les entraves à l’action bonne ne sont pas identifiées, sans
cesse repoussé, empêche d’en finir avec l’inefficace retour du même au même,
rarement source de progrès. Se sentir responsable, éprouver de la gêne et de la
culpabilité, exige une conscience mature et austère, qui est avant tout
conscience de soi-même aussi bien au niveau individuel qu’au niveau social le
plus complexe. C’est en étant conscient de soi que l’on se rend compte de la
condition humaine, chair articulée à la raison devant sans cesse déployer ruse
et stratagèmes pour comprendre le monde et survivre à sa condition tragique.
C’est grâce à cette conscience, résumée par le connais-toi toi-même de Socrate,
que se connaissant mieux, l’homme parvient à une meilleure compréhension de sa
condition et de ses semblables et réussit établir des rapports authentiquement
humains. Dominique Ngoïe-Ngalla est tout proche qui dit « se
connaitre afin de connaitre sa vocation : sujet responsable de soi et de
l’univers. »
Toutes
les sociétés, à des différents niveaux certes, ont établi les règles durables
de leur existence et de leur survie à partir de cette conscience. Certains ont
érigé des principes de conduite au jour le jour ; d’autres des sagesses
plus élaborées ; d’autres encore la philosophie, dont Kant, à travers les
questions que posent ses trois critiques, résume à peu près le but (que puis-je
savoir; que dois-je faire, que puis-je espérer). Pour ce qui est de l’Afrique, à
observer la considération de l’humain à travers ses grands ensembles culturels,
l’idée globale qu’elle se fait du genre humain est belle. Comme ailleurs,
l’homme y est vénéré et en principe considéré selon sa grande dignité. Seulement
cette place accordée à l’humain n’est pas encore connaissance intime de soi,
« acte par lequel commence l’aventure spirituelle de l’homme appelé à
devenir ce qu’il est : une personne, être de raison s’accomplissant dans
l’ouverture au monde des humains » (Dominique Ngoïe-Ngalla). Une telle
connaissance, ne peut en effet s’accommoder du médiocre cloisonnement ethnique,
ou de l’artificiel brassage urbain tissé de méfiance et de dangereux préjugés. Interrogation
sur soi, sur son agir, sur son être au monde.
Les
communautés culturelles et linguistiques présentes sur des aires
géographiquement délimitées, qui favorisent une homogénéité à protéger coute
que coute des apports extérieurs considérés comme des dangers pour la survie du
groupe, n’envisagent pas une quelconque communauté de destin avec les autres
communautés nationales. La seule communauté légitime est la communauté
immédiate, celle avec nous lie un lien affectif, irrationnel. C’est d’abord à
cette dernière qu’on doit attachement et loyauté, de sorte qu’on est d’abord de
telle ethnie avant d’être de telle nationalité. Or une telle logique, dans des
Etats qui comptent jusqu’à des centaines d’ethnies (on compte à peu près, si
l’on considère les sous-groupes, 450 en RDC, une soixantaine au Congo
Brazzaville et en Côte d’Ivoire, une vingtaine au Mali, plus de 200 au Nigéria...) est antagoniste
de celle de l’Etat. Se blottir dans le nid douillet de l’entre soi à l’abri de
la « menace » que l’autre est supposé représenter; privilégier les rapports
affectifs que font forcément naître le partage d’un terroir, d’une langue,
d’une parenté est en effet primitif. L’Etat, hérité de la colonisation, devrait
s’atteler en permanence au brassage au sein d’un même creuset, de populations
fortement bigarrées, que parfois de fortes rivalités souvent liées aux
dynamiques de créées par la modernité africaine opposent (Traite Négrière, Colonisation,
etc.).
Le
besoin d’enracinement, besoin important de l’âme humaine parce que chaque être humain
«a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle,
spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie
» (Simone Weil), besoin fondamental et légitime, explique sans doute la force
de ces attachements au terroir et tout ce qui s’y rapporte, mais « l’enracinement,
nuance Ngoïe-Ngalla, est semblable à la mémoire où l’oubli est, dans un cas,
vertu dans l’autre, la vertu résidant dans leur adéquation à une nécessité
éthique. Dans le cas de la mosaïque que sont la majorité des Etats d’Afrique
Noire, l’enracinement aveugle des citoyens dans l’appareil idéologique
cloisonné du terroir et de leurs aïeux est faiblesse morale, source
d’antivaleurs, comme la xénophobie, le repli et la violence identitaires,
constitue un obstacle redoutable à la construction d’un vivre ensemble
harmonieux entre étrangers, à la formation de cette grand âme collective qu’on
appelle la nation. »
Par
conséquent, la résolution de la question identitaire consisterait à trouver le
difficile mais possible équilibre entre l’enracinement et le postulat d’unité
nationale. En effet, l’existence des ethnies et de communautés en tout genre n’est
pas antinomique avec la recherche de cohésion nationale. Ces dernières enfin fois
décloisonnées, les préjugés et les peurs qui enferment les uns et les autres
derrière les remparts de l’entre-soi surmontés et ramenés à ce qu’ils sont, c’est-à-dire
des inepties, pourra s’installer un dialogue entre communautés rassurées de ne
pas être écrasées par les autres. D’un tel dialogue naîtra forcément une
meilleure connaissance des autres et une véritable intégration de tous à la
chose commune. Or un tel niveau d’ouverture et d’intégration n’est possible que
par la stricte observance d’un comportement citoyen à tous les niveaux de la
cité. Celui qui a le sentiment d’être pleinement investi de ses droits de
citoyen en exécute d’autant plus aisément les devoirs, car il se sait
copropriétaire et coresponsable d’un grand bien dont l’accroissement dépend de
son respect de la règle du jeu : le respect de la communauté du bien ;
le respect et la sauvegarde de l’intérêt de tous.
Cunctator.