Le retour, pour s’en nourrir, de l’Occident post-médiéval aux valeurs de la Grèce et de la Rome antiques fut, pour l’épanouissement intellectuel et l’essor de la civilisation de cette région du monde, un haut moment de l’histoire de l’humanité. Poussées en pleine lumière par la sagacité des humanistes, Rome et Athènes deviennent, dans tous les aspects de la réalité sociale, le socle sur lequel allait bientôt s’élever la prestigieuse civilisation de l’Occident européen. La Renaissance, depuis, n’a jamais cessé de faire rêver le monde entier. Tous les pays désireux de retrouver du tonus et de la vigueur méditent son exemple. S’inspirant des humanistes de la Renaissance (XVème – XVIème siècles), une certaine élite négro-africaine désireuse de sortir son pays de l’ornière, travaille, à son retour, non bien sûr à la Rome et la Athènes antiques, ce serait prendre le chemin de l’aliénation, mais aux valeurs de civilisation de l’Egypte pharaonique, d’après les égyptologues africains, œuvre de ces Noirs depuis migrés au Sud du Sahara.
Une difficulté épistémologique surgit, lorsqu’on cherche à établir, avec exactitude, l’existence d’un lien historique, physique et culturel entre les Bantu d’Afrique centrale et australe et les peuples de l’Egypte pharaonique, dans le but, en faisant de ces peuples prestigieux les ancêtres des Bantu et de tous les Noirs d’Afrique, de susciter, dans leurs cœurs et leurs esprits, fierté et enthousiasme créateurs, comme il arriva chez les Renaissants, lorsqu’ils eurent retrouvé Rome et Athènes, socle indispensable à la reconstruction de la personnalité de l’homme noir, fragmentée, émiettée dans la longue traversée d’une histoire difficile. Mais, pertinent pour les égyptologues africains et les petits cercles qui naissent autour d’eux, le lien de l’Afrique au Sud du Sahara avec l’Egypte des merveilles est loin de l’être, en dehors des cercles savants. Et on voit mal que le faible intérêt que, dubitatif, le grand public accorde à la culture et à la civilisation de l’Egypte pharaonique devienne, demain, le levier du développement de l’Afrique, à l’exemple de l’Occident épanoui au contact vivant avec son passé ancien, sans recherches laborieuses, reconstitué: Athènes et Rome dont personne en Occident ne douta qu’elles furent la maison de leurs ancêtres.
En tout cas, la thèse de la participation de l’Afrique bantu et du Sahel à la construction de la civilisation de l’Egypte pharaonique me laisse sceptique. En quoi nos ancêtres se seraient élevés aussi haut dans l’ordre de l’intelligence de la science et la technique, il y a aujourd’hui six mille ans et il n’en est rien resté dans la mémoire collective: contes, mythes, légendes? Le mythe surtout prompt à se saisir de tout, fait sortant de la quotidienneté, pour y broder afin que la poésie et la magie de sa langue le gravent dans la mémoire des générations successives. Mais, est-il hérétique de penser que, pour s’éveiller à la conscience tonifiante du tragique de son destin, et ainsi se résoudre à se (re)construire, le retour de l’Afrique à l’Egypte pharaonique n’est pas nécessaire; qu’il est juste utile pour l’élargissement des bases de notre culture générale? Pour susciter en nous l’émotion et la révolte, dans notre situation, nécessaire à l’éveil en nous de l’esprit d’initiative et d’innovation, la rencontre méditée avec notre passé de ténèbres pourrait suffire. Par delà la colonisation, remonter à la traite des Nègres. Il existe, aujourd’hui, de très bons films qui en restituent, de façon admirable, l’ambiance et l’atmosphère favorables à la révolte créatrice: l’effet de contraste saisissant produit par la cruauté barbare des négriers, d’un côté, et même lorsqu’ils entrent en révolte et en rébellion, la noblesse des esclaves drapés dans leur dignité bafouée sont tonifiants pour ceux qui ont encore quelque chose dans les tripes. Kunta-Kinte est inoubliable; et combien d’autres comme lui, héros obscurs qui fouetteraient comme lui, nos courages et réveilleraient nos volontés dormantes pour créer, chacun selon son talent, et en toutes les disciplines, ces choses grandes et belles; celles-là même que les Egyptologues africains croient impossibles sans un retour aux valeurs de l’Egypte ancienne retrouvées.
Et puis, le retour aux valeurs de culture de l’Egypte pharaonique comme chance à saisir pour enraciner l’élan créateur des Africains est malheureusement prôné à un moment de l’histoire saturé de prouesses scientifiques et techniques en comparaison desquelles les audaces scientifiques et techniques de l’Egypte ancienne sont des balbutiements.L’obstination des Africains à vouloir reprendre le chemin de l’Egypte obéit peut-être à un autre souci que celui du progrès et du développement. Sur un mouvement d’humeur bien stérile, se démarquer, à tout prix, du reste du monde et des autres groupes humains! Il n’est pas imprudent de penser que seul un lien lucide et médité, avec notre histoire connue et connaissable, peut remettre l’Afrique dans la posture de sujet, cessant d’être celui qui subit pour devenir celui qui prend des initiatives. Aux Etats-Unis d’Amérique, il est constant que, lorsqu’il arrive que le hasard les place dans des conditions d’existence relativement bonnes, les descendants des esclaves noirs émergent pour atteindre un niveau de conscience qui fait d’eux des Américains qui, comme les meilleurs Américains blancs, travaillent à la grandeur de l’Amérique. Il n’y a pas de raison qu’en Afrique, les descendants des vendeurs d’esclaves ne fassent pas aussi bien, si on améliore les conditions de vie du cul de basse fosse où les maintiennent les dirigeants de leurs pays.