Dans la civilisation qui après Socrate a vu naître Érasme, Montaigne, Descartes, Kant, Shakespeare, Goethe et Victor Hugo, annonciateurs de la grandeur et de l’autonomie du sujet, digne quant à sa capacité à raisonner, tout aujourd’hui, semble comploter contre cet être magnifique afin de le précipiter dans une humanité tristement insignifiante et banale. L’occident en effet, avait depuis sa Renaissance humaniste souhaité conquérir l’idéal de grandeur humaine en se cultivant et en développant les facultés qui font la qualité d’homme. Avec les Lumières surgissent l’autonomie de la raison et l’émergence de l’individu. Se sachant autonome, libéré de toute tutelle, tout était devenu possible pour l’homme, mais la bêtise lui demeurait cependant attachée. La vigilance et la critique, veilleurs de premiers ordre, mais depuis mis à l’écart, n’avaient pu empêcher la production massive du crétin.
Si le combat intellectuel du XXe siècle était de lutter contre le communisme et le totalitarisme, celui du XXIe siècle sera de redynamiser l’homme, de le libérer ─ d’essayer du moins ─ de l’asservissement dans lequel le marché le tient. La menace communiste, maintenant constamment en éveil l’esprit occidental déjà atteint par les vices de l’hypermodernité, en disparaissant ratatinait la réflexion sur la vocation de l’homme dans la société démocratique désormais privée d’un adversaire dont les défauts et travers faisaient le foin. Mais« Un péril écarté n’est pas un progrès assuré » affirmait Pascal Bruckner devant l’attitude étrange de l’occident victorieux. A l’ abri de l’adversité qui fait jaillir les plus grands trésors et les meilleurs ressors de notre condition, l’homme hypermoderne empêtré dans une abondance excessive ressemble à une oie gavée qui se meut avec difficulté. Cette quasi immobilité est aisément remarquable au niveau de l’esprit. La consommation excessive exigeant des individus sans repères, sans attache (ancrage intellectuel ou spirituel) se veut l’ennemie de la réflexion. Elle a réussi à troquer les anciennes idoles contre la télévision, les sportifs et les stars, monde caractérisé par le fugace et l’éphémère, incitant peu à la réflexion qui est patience et ressassement. Il s’agit, à l’ère de la consommation oiseuse, d’être toujours à la page, d’être branché. Ainsi est le consommateur, dressé, conditionné pour acquérir toujours davantage d’objets, très souvent inutiles, car remplaçant simplement d’autres objets répondant au même besoin, mais dont un nouvel habillage ou une légère modification fait penser qu’il constitue une innovation.
Cet univers où tout est forcément beau, dans lequel la télévision contribue à généraliser la confusion entre l’imaginaire et le réel, tend à devenir le monde féerique auquel croient beaucoup de grands naïfs pour qui le moindre souci où la découverte que la réalité est éloignée du «pays des merveilles » tourne au drame.
L’homme doit être allégé, son bagage culturel et intellectuel comptent peu et le desservent même. Autrefois voués aux quolibets, aux sarcasmes, murés dans un silence qui empêchaient de révéler leur bêtise, les cancres et autres crétins sont aujourd’hui les personnes célébrées. Leurs propos et leurs avis sont même recherchés. Mettez-vous sur les radios et les chaines de télévision les plus en vogue, vous ne serez pas déçus si vous voulez les voir ou les entendre. Les premiers de la classe, les intellos et tous les amis du savoir, fût-il gai ou austère, avec leur style peu attractif et leurs propos abscons rasent les murs. L’hyper modernité est mal à l’aise avec toute personne incarnant une élévation éthique ou intellectuelle. Comme un miroir cette personne renvoie au crétin l’image de son indigence en fait de culture ou de morale.
Alors que certaines époques nous ont montré un homme occidental souhaitant être raffiné, élégant et courtois, un gentleman, un honnête homme, c’est-à-dire un homme qui manifeste politesse, discrétion, classe, rigueur des mœurs (ne fût-ce qu’en apparences), le crétin n’a cure de faire preuve de ces antiquités, il s’en fout, ce sont d’ailleurs des défauts de nos jours. Aussi chez le crétin le superficiel l’emporte-t-il sur le profond, la démagogie sur la réflexion, la frivolité sur le sérieux, la plaisanterie sur le grave, la grossièreté sur la bienséance.
Personne creuse, le crétin est un être vide. Cette vacuité qui n’est pourtant pas sa véritable nature lui est imposée pour qu’il la comble en s’entourant toujours et toujours de gadgets qui eux aussi ne peuvent le nourrir. Un contenant plein ou presque ne pouvant recevoir plus de contenu, le crétin doit être maintenu dans sa vacuité pour sans cesse le gaver de consommables dépourvus de vertu vitalisantes. C’est pourquoi c’est un homme insatisfait. Rétif à une certaine idée de la culture, il s’en réclamera pourtant si elle devenait un « must ». Les objets de culture tolérés par cette nouvelle engeance sont ceux auxquels leur succès commercial confère le statut de grande œuvre. Avec la raison disparait la faculté de juger facilitant la hasardeuse appréciation d’une œuvre. Mais pourquoi donc s’encombrer d’une telle faculté ? N’est-elle pas valablement remplacée par le « buzz » ? Une œuvre est en vogue ? Elle est forcément de bonne et de grande facture ! C’est là peut-être un trait positif du siècle des crétins : sa capacité à susciter les vocations : une de mes amies dont les centres d’intérêt étaient fort éloignés de la lecture avait réussi l’exploit d’achever le volumineux « best-seller » de Dan Brown, « Da Vinci code ». Les imbéciles aussi changent, c’est une évidence !
Vivant dabs une époque qui lui donne la capacité de convoquer le monde dans son salon ou dans son bureau grâce aux stupéfiantes évolutions des technologies de l’information et des communications, le crétin se croit proche de cette humanité qu’il touche virtuellement. Cette proximité avec l’autre éloigné et l’ailleurs il la zappe si facilement qu’elle n’a d’effectivité que le temps qu’elle apparait sur les images. Lorsqu’il se trouve dans un pays étranger où il est sensé se nourrir de la différence qu’il y rencontre, notre homme préférant les plaisirs à l’augmentation de son humanité, se contentera de loisirs simplistes et innocents pour certains, tandis que d’autres s’adonneront à des pratiques honteuses pourtant récusées par la loi érigée en unique règle normative. La morale compte pour du beurre dans une société relativiste et permissive.
Chose étonnante et paradoxale, cet individu qui revendique avec force la liberté de ses choix remarque si peu sa condition de dominé. Les choix qu’il croit les siens lui sont dictés par la publicité et le génie des créateurs de tendances. On lui fait croire à une autonomie qu’il n’a plus les moyens d’assumer. Etre soi-même exige plus de force et de tempérament qu’on ne l’imagine. Maurice Clavel appelait un tel individu l’aliéné; « l’aliéné, disait-il, c’est celui qui se croit libre dans ses désirs, ses besoins, ses achats, ses opinions, ses pensées intimes, sa culture, et qui ne l’est pas, car les conditionnements psychiques – techniquement produits, consciemment secrétés par le capital, pour le maintien de sa puissance et l’expansion de ses débouchés – le déterminent tout entier à son insu. On se croit libre entre telle ou telle option morale, et on ne l’est pas plus – ou ni plus ni moins – qu’entre telle ou telles marques concurrentes lessive que le même trust fabrique, vous suggérant ainsi, par le pire des conditionnements, le sentiment de la liberté lui-même »
Malgré tout ce qui vient d’être dit, il faudrait quand même que les esprits dérangés et nostalgiques d’une humanité passée de mode se le tiennent pour dit : celui qu’ils nomment crétin, que d’autres comme eux désignent par d’autres adjectifs peu valorisants, est le modèle triomphant de l’humanité de ce siècle que le poète trouve « poisseux ». C’est plutôt eux qu’ils faudrait encrétiner, enniaiser ; comment trouver à redire aux façons de cet homme parvenu à un niveau si élevé de sa condition.
Cunctator.