jeudi 26 février 2009

A propos de la musique congolaise dite moderne

« Rien n’est, nous dit Aristote, aussi puissant que les rythmes de la musique pour imiter aussi réellement que possible la colère, la bonté, le courage la sagesse et même, et tous les sentiments opposés à ceux-là »

La musique est donc une conseillère de l’âme si par ses rythmes et mélodies elle sait lui insuffler tel ou tel sentiment. Langage universel par excellence, puisque atteignant comme aucune autre expression sa cible dans l’âme humaine, elle est une éducatrice non seulement des individus, mais aussi des peuples. Elle peut aussi, reprenons Aristote, conduire au vice comme à la vertu, parce que, bien réglée, elle incite à la grandeur. Rares sont les princes qui ne l’aimèrent pas. Son universalité fait qu’elle se prête avec beauté à toutes les situations de la vie ; c’est l’élément de la culture humaine par excellence. C’est ainsi que Périclès, qui aima tant les beaux arts qu’il permit la grandeur et la beauté d’Athènes en en faisant la promotion, nous dit à son sujet « le plus souvent la musique accompagne la poésie, sa sœur ; celle-ci parle à la pensée par les paroles articulées, qui sont des signes conventionnels des idées ; la musique exprime les grandes et belles conceptions de la poésie, par la langue, touchante, invariable, universelle du cœur. Dans cette langue, les sons graves, par la lenteur de leurs vibrations, sont plus propres à représenter la profonde sensibilité de l’âme, les sons aigus, par la rapidité de leur succession, caractérisent les désirs et déterminations de la volonté ; les sons les plus doux, ceux qui tiennent le milieu dans la gradation des tons, sont à certains égards, en rapport avec le calme de l’âme produit par la sagesse du caractère ; lorsque les modulations sont agitées par des oppositions, des inversions frappantes, et que la pureté du chant est troublée par les dissonances , alors la musique exprime le tumulte des passions :c’est ainsi qu’elle limite les différentes situations de l’âme .»[1]

Ne pouvant être jouée que par des personnes elles-mêmes produits de leurs cultures respectives, la musique peut aussi être considérée comme le reflet de l’âme d’un peuple, ou si l’on veut d’un peuple habité par une culture donnée. Ainsi la musique classique occidentale, par exemple, pourrait être vue comme celle d’un monde pressé de déchiffrer la réalité par la raison ; un monde soucieux de norme, d’ordre et d’harmonie. La musique classique mandingue, celle des « djelis »[2] et des « simbos »[3], traduit l’attachement de ce peuple aux valeurs considérées comme le ciment de l’unité culturelle de ce peuple d’Afrique de l’Ouest. Elle laisse à voir une âme emplie de lyrisme, de nostalgie quant à sa grandeur passée. Le Jazz, musique afro-américaine par excellence est un résumé sonore de l’expérience particulière de cette population au sein des Etats-Unis d’Amérique. Il brasse tous les héritages et les apports de ces Noirs d’Amérique. Le Rap quant à lui a su transcrire la misère et la violence des ghettos des grandes villes américaines où il est né. La basse du reggae, articulée à la répétition des notes de guitare ou de clavier, fait sentir à qui sait écouter le caractère rebelle de cette musique pourtant nonchalante. Les doux et langoureux rythmes de la Rumba congolaise laissent deviner le caractère de ces gens des bords du Stanley Pool. Les notes très souvent nostalgiques de cette musique peignent les congolais en rêveur et songeurs ; rêveurs et songeurs comme des artistes.

Les congolais sont des artistes avant-nous dit, mais de bien drôles d’oiseaux ces artistes congolais ! Dans leur pays rongé par une misère sociale des plus atroces, rappelons qu’en effet, sans exagération, plus de 70% de la population croupit sous des conditions d’existence que même le diable n’offrirait pas à ses convives, condamnée à une existence dont le seul but est la survie au quotidien.
C’est connu de tous, les écoles, les hôpitaux, manquent dans ce pays de tout moyen, ne comptez même pas y trouver les plus basiques. A cela il faut ajouter les conséquences des guerres à répétition qui acharnent ces pauvres diables de congolais.
C’est pourtant dans ces pays (Congo Brazzaville et République Démocratique du Congo), où les chanteurs, certains d’entre eux au moins, se coiffent de la casquette d’intellectuels, que le message diffusé par la musique est loin de coller à réalité. Dans des villes comme Brazzaville ou Kinshasa où il est facile de lire le désespoir et la détresse dans les yeux des individus, la seule musique qu’on entend de nos jours évoque l’incurie la plus folle, à croire que les chanteurs eux aussi ont attrapé la maladie de leurs dirigeants, il faut croire qu’elle est contagieuse.

Rien dans cette musique ne met l’accent sur le chaos dans le quel se sont abîmés ces pays ; le thème récurrent est celui de l’amour. En eussent-ils parlé avec noblesse, qu’aurions nous à leur reprocher. Tabu Ley, Franco et bien d’autres après eux l’ont évoqué dans nombre de leurs chansons, mais ces derniers, surtout Franco, en traitaient presque dans le cadre de l’enquête sociologique. L’amour, dans la chanson congolaise la plus récente est traité de la façon la plus vulgaire. Devenue sa marque, l’obscénité y est tellement présente qu’on en vient à se demander si les femmes, grandes consommatrices de cette musique et par ailleurs objet de ces chansons grossières, ne se posent pas de questions avant d’acheter des œuvres si dégradantes de leur image. Leur manque de réaction en font les complices de ces chanteurs ainsi encouragés à continuer dans l’usage de la grossièreté. Peut-être sont-elles abusées par les aphorismes dont usent ces chanteurs intellectuels aimant à vanter leur formation supérieure acquise localement ou en Europe.

Cette musique donne donc l’impression que ses auteurs manquent d’ouverture. Pourtant ce ne sont pas les pistes qu'ils pourraitent exploiter qui manquent. Il serait malhonnête d'arguer d’une pauvreté culturelle au Congo, ce ne serait pas vrai. Les musiques des terroirs ne cherchent qu’à s’exprimer afin qu’à leur façon elle nous content une autre aventure congolaise et que les jeunes congolais connaissent mieux cette partie de leur patrimoine.

Outre la grossièreté dont ils se sont fait les champions, ces chanteurs qui se piquent d'être des intellectuels au regard avisé, conscience éclairée de leur temps par leur soif de justice et de dignité pour leurs semblables, émaillent leurs chansons de panégyriques de tel ou tel puissant du jour, rarement de bonnes moeurs, sinon comment comprendre qu’un honnête homme, de surcroît chargé de responsabilités, laisse citer son nom, lequel est doublé d’un épithète aussi farfelu que la personne qu’il est sensé qualifier, par de tels fangeux. Ces éloges sont une façon pour nos chanteurs de profiter de leur notoriété, laquelle leur permet d’accéder à nos Versailles équatoriaux ; ce sont les nouveaux Lully, et nos princes, la résurgence des mécènes d’autrefois. C’est grâce à des grosses sommes versées aux chanteurs, des très grosses sommes, que ces derniers doivent quelques mots favorables à leur égard dans telle ou telle chanson. Peu nombreuses sont les manifestations données par nos monarques ou en leur honneur où on ne les voit éclater d’un rire cordial, la main sur l’épaule du roi, de la reine ou d’un duc. Nos intellectuels de chanteurs sont donc dans le commerce de ceux là, dépourvus de finesse et de tout sens de l’esthétique, agissant avec la plus grande légèreté dans leurs fonctions, qui sont les fossoyeurs du peuple. Quel véritable artiste voudrait s’acoquiner à des gens si peu fréquentables ?
Il est vrai qu’il s’est vu des artistes fréquenter des mauvais souverains, mais chez nous l’exagération est criarde, nos laudateurs de souverains bassement méchant et atteignant les cimes de l’incompétence en sont les complices dans le vice. Qu’attendre d’eux un brin de révolte, de contestation, de critique de nos sociétés, hormis le politique, bancales à tous niveaux ? Elles ont depuis longtemps été bannies de leurs thèmes, ici c’est « feti na feti » (la fête totale). La seule chose qui les intéresse, à notre avis, d’après l’étalage grossier de leurs biens dans leurs clips vidéo est certainement la recherche des plaisirs faciles et la poursuite d’idéaux prosaïques.

C’est faux nous dira-t-on, ils évoquent Dieu dans leurs chansons, et d’une belle façon ! Il faut croire qu’ils adhèrent aux idéaux d’humilité et d’amour du Christ. Mais ils font cependant de curieux adorateurs du Seigneur tant leur mode de vie et leurs pratiques spirituelles sont à l’opposé du message des Evangiles. Ce ne sont pas les seuls ,malheureusement, dans ces pays et dans bien d’autres aussi ; les prélats mêmes et autres pasteurs donnent du Christ une piètre image. Socrate déjà l’avait constaté, lui qui, selon la prière que Gérard de Nerval lui prête, dit à Dieu «Combien l’homme incrédule a rabaissé ton être !/ Trop bas pour te juger, il écoute le prêtre/ Qui te fait, comme lui, vil, aveugle et méchant/ Les imposteurs sacrés qui vivent de ton culte,/ te prodiguent sans cesse l’outrage et l’insulte/ Ils font de ton empire un enfer,/ te peignant gouvernant de tes mains souveraines / Un stupide ramas de machines humaines/ Avec une verge de fer »[4].
Nos amis de la Parole sont abonnés aux « ngangas » (praticiens des sciences occultes) et autres vendeurs d’illusions. Le seul talent ne suffit pas ; il faut toujours avoir avec soi des esprits qui rendent le succès favorable. Dans les causeries au sujet de la musique le déclin de popularité de certains chanteurs s’explique souvent par la défaillance de ses fétiches, la violation de tel ou tel interdit qu’aurait fait un marabout, ou encore par le fait qu’un concurrent ait trouvé magie plus puissante.

On ne demande pas à ces chanteurs de devenir des philosophes, encore moins des guérilleros, mais en raison du rôle important qu’ils jouent dans nos sociétés, ils devraient simplement avoir une conscience plus aiguë de leur devoir qui est entre autres, d’élever ou seulement d’illustrer la conscience populaire, car les hommes sont le plus souvent entraînés par le mouvement du cœur plus que par le mouvement de la pensée.

Philippe Ngalla-Ngoïe



[1] Périclès, de l’influence des beaux-arts sur la félicité publique
[2] Griots
[3] Grands guerriers
[4] G de Nerval, Prière de Socrate

Par Dominique Ngoïe Ngalla et Philippe Cunctator qui nous livrent leurs réflexions sur le monde d'aujourd'hui : de l'Afrique clopinant sur le chemin de la modernité au reste du monde, de la complexité des enjeux politiques aux péripéties du fait religieux, nous découvrons sous la plume de Dominique l'âme du poète qui rêve d'un autre monde, mais n'oublie ni les brûlures de l'histoire ni la dure réalité du temps présent...

Quelques ouvrages de Dominique Ngoïe-Ngalla...





L'Evangile au coeur de l'Afrique des ethnies dans le temps court
; l'obstacle CU, Ed. Publibook, 2007 .




Route de nuit, roman. Ed. Publibook, 2006.




Aux confins du Ntotila, entre mythe, mémoire et histoire ; bakaa, Ed. Bajag-Méri, 2006.




Quel état pour l'Afrique, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Lettre d'un pygmée à un bantu, mise en scène en 1989 par Pierrette Dupoyet au Festival d'Avignon. IPN 1988, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Combat pour une renaissance de l'Afrique nègre, Parole de Vivant Ed. Espaces Culturels, Paris, 2002.




Le retour des ethnies. La violence identitaire. Imp. Multiprint, Abidjan, 1999.




L'ombre de la nuit et Lettre à ma grand-mère, nouvelles, ATIMCO Combourg, 1994.




La geste de Ngoma, Mbima, 1982.




Lettre à un étudiant africain, Mbonda, 1980.




Nouveaux poèmes rustiques, Saint-Paul, 1979.




Nocturne, poésie, Saint-Paul, 1977.




Mandouanes, poésie, Saint-Paul, 1976.




L'enfance de Mpassi, récit, Atimco, 1972.




Poèmes rustiques, Atimco, 1971.